J’avais senti, presque avec souffrance, une angoisse tragique s’y exprimer d’un bout a l’autre dans un superbe crescendo, tout en s’enrobant dans une composition parfaite et fournie.
Un jour, etant occupe i parler a les eleves du materialisme et du realisme, je cherchais a exprimer par faire mes pauvres paroles votre que Flaubert ecrivit avec le charme de son ton immortel : votre inquietude qui se fait entendre des des premieres pages, comme une note interrogative et reservee, et qui se change peu a peu en un rythme insistant et obsedant, jusqu’a la pi?te finale, a une telle course desesperee d’Emma, du chateau de Rodolphe a la pharmacie, ainsi, a ce geste, terrible et definitif, qu’elle accomplit sous les yeux terrifies de l’innocent Justin. Je voyais ici (j’oserais dire : je ne voyais qu’ici) la grandeur de Flaubert, c’est-a-dire dans sa puissance a tisser, dans un livre au cadre realiste et d’un realisme minutieux, une trame accordee d’une maniere pleinement musicale : c’est 1 chant d’innocence, un je ne sais quoi de hardi et de candide, se changeant en une interrogation haute d’angoisse, restee sans reponse ; votre sont des cris etouffes de revolte et, a la fin, votre hurlement atroce de refus et de mort, le hurlement desenchante d’Emma agonisante. Je cherchais a mettre en evidence la methode flaubertienne par laquelle l’inquietude et l’angoisse de son heroine s’enregistrent en une composition symphonique ; je cherchais aussi a montrer comment toutes les Voix du livre : voix de Charles, voix de Rodolphe, voix de Leon et meme de Homais, etaient accordees d’une facon instrumentale a la voix d’Emma, voix qui pleure et crie jusqu’au dechirement, plus haute que chacune des autres. Le premier violon gemit, pendant que des autres instruments, d’un ton tantot humble tantot imperieux, continuent a tresser leurs themes, s’introduisant de temps libre a autre dans la plainte et au gemissement qu’ils accompagnent.
Aussi voyais-je le realisme flaubertien se resoudre en une partie d’une symphonie ; il etait tel le deuteragoniste d’la tragedie : en effet, c’est contre une realite ironique et implacable qui l’environne et l’enferme de tous les cotes, qu’Emma, se debattant en vain, se heurte douloureusement, jusqu’a en mourir.
Mon opinion regardait exclusivement la composition du roman, dont chaque element me semblait converger par la hurle finale, une telle pi?te qui devait donner la figure de la dissolution ainsi que la fond a ce « quelque chose de funeste et incomprehensible » que Charles, tout aveugle qu’il est, avait pourtant senti circuler vaguement autour de lui. Mais, Au moment suivant, un de mes eleves m’adressa une question qui, de prime abord, me laissa interdite : etait-ce Emma Bovary ou Therese Raquin qui me semblait la plus coupable ? Comme j’avais encore fixee devant moi l’image de Flaubert qui m’est familiere, d’un, Flaubert revant 1 livre qui serait du type pur, sans concept, sans objet, j’allais repondre que c’etait la 1 probleme n’ayant aucun sens. Le lecteur et l’exegete avaient a s’occuper du type, du rythme ou des evenements et nos personnages trouvaient un forme expressive et non d’autre chose. Toutefois, J’me retins, tel si j’avais ete saisie d’un doute, craignant limite de tomber dans un piege que cette question, pourtant si naive, avait l’air de receler : cette maniere ingenue et convaincue d’envisager nos problemes proposes avec les lectures n’avait-elle nullement ete, autrefois, la mienne ? En oubliant limite le livre, j’en suivais des personnages avec ma fantaisie et avec mon sentiment. Notre livre n’existait limite pas, mais les personnages, eux, vivaient ; ils me proposaient souvent des problemes moraux, concrets, vecus, exigeant avec insistance une option. C’est ainsi que j’avais lu les chefs-d’?uvre qui ont ete les amis ma jeunesse, c’est ainsi que j’en avais cause avec ceux qui s’etaient montres disposes a m’ecouter. C’est pourquoi la question que notre eleve venait de me poser m’avait, en un certain sens, troublee swinging heaven appli de rencontre ; c’etait la voix d’il y a vingt annees que je venais d’entendre, la propre voix, aussi si, ensuite, j’avais fini avec diriger ailleurs mes recherches et avec considerer ces premieres exigences comme le resultat d’une forme d’esprit moraliste et tout a fait depassee. Mais je n’avais pas ete la seule a envisager de cette facon le probleme des personnages ; n’importe quel jeune lecteur assez intelligent et curieux Afin de s’interesser a un certain genre de lectures, les envisage de cette maniere. « Dans vingt ans, toi aussi, me disais-je, tu liras autrement, mais d’autres liront tel tu le fais aujourd’hui » . C’est Notre maniere de lire de ceux qui oublient l’?uvre d’art, Afin de croire en elle tel on croit dans l’existence. Personnages et vicissitudes ne se revelent jamais a votre tel lecteur sous le signe du type, mais ils seront pour lui notre vie, notre vie sans solution, qui apparai®t incertaine, complexe, non jugee mais exprimant une manii?re d’exigence a etre jugee : peut-etre etait-ce une volonte secrete de l’ecrivain qui se revelait dans une telle exigence d’un jugement moral ? Que de fois je m’etais demandee si tel ou tel personnage est ou n’etait nullement coupable, et en avancant dans la voie que l’auteur m’avait qu’indiquee, je cherchais la reponse que les livres, en eux-memes, ne donnaient guere.
